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Le nom de Paul Bocuse rayonne aujourd’hui comme étant le grand symbole de la gastronomie lyonnaise, mais ce sont pourtant bien des femmes qui ont contribué à faire la renommée de lagastronomie lyonnaise. Ces femmes de caractère, que l’on appelle les Mères lyonnaises,proposaient une cuisine quifaisant la part belle aux produits de qualité et régionaux : volaille de Bresse, écrevisses du Bugey, poissons des Dombes, charcuteries lyonnaises, vins du Beaujolais …
Certaines d’entre elles sont entrées dans l’Histoire telles la Mère Guy, la Mère Bizolon, la Mère Fillioux, ou encore la Mère Brazier, qui a eu comme apprenti Paul Bocuse.
Le point commun des Mères lyonnaises : elles sont toutes des cuisinières émérites. Mais avant d’être les restauratrices étoilées que l’on connaît, elles sont,d’abord tenancières de simples bistrots, buvettes ou guinguettes. Leur cuisine, simple mais toujours de qualité, est celle que l’on peut trouver dans les fameux bouchons lyonnais.
Au XIXe siècle, l’essor de l’industrie, et notamment de la soie à Lyon, va entrainer la naissance d’une bourgeoisie nouvelleayant besoin de personnel de maison. Des femmes, d’origine modeste,souvent issues de la région lyonnaise, sont alors employées en tant que cuisinière dans ces maisons.Mais la crise de 1929 oblige ces familles à revoir leur train de vie à la baisse et à se séparer de leur personnel. Les cuisinières trouvent alors une solution de survie en ouvrant leur propre restaurant. La cuisine qu’elles y proposent est donc le reflet de ce qui se pratiquait dans ces maisons bourgeoises : une cuisine goûteuse basée sur des produits de qualité, achetés quotidiennement sur les marchés de quartier.
La renommée de ces mères attire les fins gastronomes, célèbres ou non. On voit ainsi l’impératrice Eugénies’arrêter à la guinguette de la Mère Guy lors d’un passage à Lyon, le gastronome Curnonsky faire l’éloge de leur cuisine ou encore Edouard Herriot, maire de Lyon choisir le restaurant de la mère Brazier comme adresse régulière.
Si la Mère Guy, dit "La Génie" est la première Mère que l’Histoire retiendra, c’est en réalité sa grand-mère qui est considérée comme la mère des Mères lyonnaises.
Cette première Mère Guy ouvre, en 1759, une guinguette sur ce qui sont encore les bords du Rhône , quai Jean-Jacques Rousseau à la Mulatière.
Son établissement est fréquenté par les peintres de l’Ecole lyonnaise et de nombreux artistes, Jean-Jacques Rousseau y aurait passé une nuit à la belle étoile.
Son mari pêcheur, c’est tout naturellement que sa renommée se fait autour de plats de poissons, en particulier sa matelote d’anguilles.
- Restaurant La Mère Guy - Numelyo -
La première Mère Guy s’éteint en 1801. Il faut atteindre la deuxième moitié du XIXe siècle, vers 1860, pour que son établissement soit repris par ses deux petites-filles : Eugénie Guy, "La Génie", et Louise Maréchal, dit Madame Maréchal. Ces deux sœurs, et surtout la qualité de la cuisine de la Mère Guy « La Génie », vont faire de cette guinguette un établissement de renommée. La matelote d’anguilles de leur grand-mère qui reste sur la carte et son gratin d’écrevisses attirent la population locale de renom mais aussi des personnalités comme l’impératrice Eugénie qui s’y arrêtera sur le trajet qui la mène en cure à Aix-les-Bains.
La Mère Fillioux, Françoise Fayolle de son nom de jeune fille, est née en 1865 dans le Puy-de-Dôme. Issue d’une famille nombreuse (6 filles)de paysans modestes, elle part,dès l’adolescence, se faire embaucher comme cuisinière par une famille bourgeoise grenobloise, puis par un riche assureur lyonnais, Paul Aymard, où elleapprend la cuisine traditionnelle lyonnaise durant 10 ans. Suite à son mariage avec Louis Fillioux, elle ouvre avec son mari un petit commerce de marchand de vin au RDC du 73 rue Duquesne : "Fillioux, marchand de vin", où elle sert les traditionnels mâchons lyonnaisen prévenant, sur panneau que "ceux qui chantent ne doivent pas monter sur les tables".
- La Mère Fillioux -
Son établissement est fréquenté par les turfistes de l’hippodrome Grand Camp De Villeurbanne . La Mère Filliouxreprend alors les recettes apprises durant ses années dans les cuisines bourgeoises afin de satisfaire le palais de fin gastronome de cette clientèle d’habitués. C’est ainsi qu’elle élabore un nouveau menu : velouté aux truffes, volaille truffée demi-deuil, langouste à l’américaine, quenelles gratinées au beurre d’écrevisse, fonds d’artichaut au foie gras, glace praline, menu qui sera, peu ou prou, le même durant toute sa carrière.
La Mère Fillioux, et sa fameuse poularde demi-deuil (technique consistant à glisser des lamelles de truffe sous la peau de la volaille), est celle qui a initié la renommée des Mères lyonnaises. Elle est surnommée « l’Impératrice des Mères ». Selon la légende, elle aurait découpé, durant ses 30 années de carrière, 500 000 volailles avec seulement deux couteaux. Elle a formé la Mélie,qui s’installera à Lamure-sur-Azergues, mais également Eugénie Brazier qui perpétuera sa recette de poularde demi-deuil. A sa mort, son gendre prendra la suite et obtiendra 2 étoiles au guide Michelin. Son restaurant sera détruit après la seconde Guerre Mondiale.
La Mère Bizolon est une Mère un peu particulière, tant par son parcours, que dans le cœur des lyonnais. Clotilde Thévenet est née en 1871 à Coligny dans l’Ain. Elle se marie avec Georges Bizolon, cordonnier, et s’installe dans le quartier de Perrache. Veuve jeune, elle reste seule avec son fils Georges qui sera ensuite mobilisé pendant la Première Guerre Mondiale et décéderasur le champ de bataille en 1915 à 24 ans.
A la mort de son fils, elle souhaite malgré tout contribuer au maintien du moral des troupes et décide d’installer, en gare de Perrache, un petit comptoir de fortune, quelques planches de bois sur des tonneaux, pour distribuer gratuitement aux poilus en transit vin, café, bouillons, soupes … Ses œuvres sont possibles grâce aux dons d’amis, passants et d’un riche américain : M. Hoff. Sa persévérance dans le développement de son action caritativepoussera Edouard Herriot à reconnaître les bienfaits de ses œuvres et à accepter de financer la construction d’un abri en duren dehors de la gare. Sur une photo de sa buvette, on peut lire "Déjeuner gratuit du soldat chez la Mère Bizolon".
La bienveillance dont elle fait preuve auprès de ces soldats lui vaut le surnom de « Mère des poilus ». Elle est également appelée « La Madelon », surnom provenant de la chanson que lui entonnaient les poilus . Son action est officiellement reconnue en 1925, date à laquelle Edouard Herriot lui remet la Légion d’Honneur.
- La Mère Bizolon -
En février 1940, elle est agressée chez elle. Son voisin, ayant entendu du bruit, force la porte de son appartement et la retrouve étendue à terre. Transportée à l’Hôtel-Dieu, elle décède quatre jours plus tard. Si des soupçons se sont portés sur un homme, son agresseur ne sera jamais officiellement identifié.
Comme pour d’autres Mères, une allée des Halles Paul Bocuse porte son nom. Sa louche est, quant-à-elle, conservée et exposée au musée Gadagne.
Eugénie Brazier est sans aucun doute la Mère la plus célèbre. Née dans l’Ain en 1895 dans une famille de paysans bressans elle devient fille-mère à 19 ans. Chassée du domicile familial, elle laisse son fils en nourrice et part à Lyon où elle se fait embaucher en tant que bonne à tout faire par la famille Milliat, riches fabricants de pâtes alimentaires. Ses fonctions dans la maison ne la destinent pas à être cuisinière, mais lors d’un déplacement à Cannes, l’absence de la cuisinière lui donne l’opportunité de la remplacer et de montrer ses talents dans ce domaine. C’est là que naît sa vocation.
A la fin de la Première Guerre Mondiale, elle rentre chez la Mère Fillioux chez qui elle se forme, puis en 1919, part travailler quelque temps à la Brasserie du dragon, rue de la République. En 1921, désireuse d’avoir son fils à ses côtés, elle s’installe à son compte au 12 rue Royale où elle va peu à peu se faire un nom.
- La Mère Brazier -
En 1924, l’un des partenaires du Grand Prix automobile de Saint-Fons goûte sa cuisine. Enchanté par ses plats, il lui propose d’organiser chaque année un repas à Paris où elle se fait connaître auprès du Tout-Paris. La même année, c’est le critique culinaire Curnonsky qui encense sa cuisine. Edouard Herriot, Maire de Lyon et fin gastronome, fréquente régulièrement son établissement. L’adresse est courue : les amateurs de bonne chère viennent de toute la région et même de toute la France pour manger chez la Mère Brazier. Son succès lui permet d’acheter un second établissement au col de la Luère à Pollionnay, un petit chalet où elle officie les week-ends uniquement.
En 1932, elle obtient 2 étoiles au guide Michelin pour chacun de ses restaurants et en 1933, une troisième étoile pour le 12 rue Royale et pour le chalet du Col de la Luère vient finaliser sa consécration. Elle devient la première femme à obtenir 3 étoiles et la seule à avoir obtenu cette double distinction.
En 1943, son fils Gaston prend les rênes du restaurant de la rue Royale, tandis que la Mère Brazier reste au col de la Luère. C’est là, en 1946, que Paul Bocuse rentre en apprentissage. En 1968, elle prend sa retraite et vend le chalet. Son fils Gaston continue de tenir le 12 rue Royale qui sera ensuite repris par sa fille, Jacotte Brazier.
Les Mères lyonnaises ont chacune marqué leurs époques. Si l’on devait ne citer que 3 noms ce serait certainement la Mère Fillioux, qui a ouvert la voie de la reconnaissance aux autres Mères, la Mère Bizolon, qui a marqué les cœurs des lyonnais par sa bienveillance et la Mère Brazier, qui a consacré la cuisine des Mères de 3 étoiles Michelin, mais la liste serait très restrictive. Ce serait oublier toutes celles dont le nom n’est pas resté gravé dans l’histoire de la gastronomie lyonnaise et qui ont, elles aussi, contribué à donner à la gastronomie lyonnaise ses lettres de noblesse et notamment Léa Bidault, la Mère Léa, et son restaurant "la Voûte", la toute dernière de nos Mères lyonnaises.
Yves Roueche, Histoire(s) de la gastronomie lyonnaise, Editions Libel, Paris, 2018.
Bernard Boucheix, Les vénérables mères lyonnaises, Editions Italique, Clermont-Ferrand, 2018.
Maria-Anne Privat-Savigny, Gourmandises ! Histoire de la gastronomie à Lyon, Silvana Editoriale, Milan, 2011.
Patrice Beghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup, Bruno Thevenon, Dictionnaire historique de Lyon, Editions Stéphane Bachès, Lyon, 2009.